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Les créatures du nouveau roman de Philippe Claudel ne sont ni noires ni blanches. Ce sont desÂmes grises. Un roman beau et âpre aux goût d'embaumement collectif avancé lors de la Grande Guerre.
Hiver 1917. Une bourgade près de la ville de V., à quelques encablures du front où les hommes tombent un par un au rythme des obus tirés sur la terre caillée, sans que l'on ne sache plus très bien pourquoi, sans que l'on ne sache plus très bien si la Grande Guerre parviendra un jour à désigner son "vainqueur". La boucherie aime l'indécision. La boucherie aime dévorer le temps. La boucherie aime durer. Elle aime aussi proliférer et contaminer le coeur des hommes. C'est ainsi que près d'un petit cours d'eau, on vient de retrouver le corps d'une fillette assassinée, une fillette de dix ans qui"ressemblait à une princesse de conte aux lèvres bleuies et aux paupières blanches". Une victime de plus sur l'autel du meurtre universel. Qui a fait le coup ? Le procureur, ce veuf infiniment triste muré dans la solitude de son château et beau comme un personnage d'Edgar Poe ? Ce porc de juge Mierck, qui commande des oeufs mollets pour se rassasier à deux pas de la dépouille ? Une brute abrutie par l'alcool - il y en a tellement dans ce village aux allures de zoo humain - en proie à quelque tourment sexuel ? À moins que ce ne soit un déserteur fuyant cette terre hostile, embaumée vivante par le froid et l'Histoire ?
Fouillant sa mémoire blessée longtemps après les faits, un homme consigne dans de petits cahiers les souvenirs qui lui restent de cette affaire-là et de la vie au village à l'époque. Oh, ce n'est pas un grand écrivain. Non, c'est seulement un homme tout juste instruit qui nous livre ses souvenirs de la maison des morts à lui - c'est là son petit côté russe, dostoïevskien."J'écrisde mon vivantcomme si désormais j'étais mort. Au fond, c'est vrai. C'est la vérité vraie. Depuis si longtemps je me sens mort. Je fais semblant de vivre encore un peu. J'ai le sursis, c'est tout."À la page 134 du récit que l'homme mène avec une précision confinant à l'hallucination, nous apprendrons sa profession : policier. Celui qui se souvient du meurtre de Belle de jour, puis du mystérieux suicide de Lysia, l'institutrice"belle à ne pas avoir de métier", puis de la mort de ce médecin si généreux de son vivant et qui crèvera de faim comme un chien tout seul chez lui, est un simple policier. Mais peu importe au fond qu'il soit policier. Car ce qui compte, c'est sa quête d'une vérité impossible à reconstituer, cette chimère qu'il poursuit obsessionnellement à coups de lignes écrites à tâtons dans le temps. Comme un aveugle. Comme un juste aussi, qui a pris acte du fait que ce que notre monde ne supporte pas, c'est l'irruption de la beauté dans l'enfer du Même et du trivial, dans un univers de bêtes dont Flaubert aurait fait son miel pour décrire les comices agricoles de "Madame Bovary", un"univers que les dieux et les princesses ignorent tout en le traversant parfois sur la pointe des lèvres et des pieds. L'univers des hommes"Et leur couleur, à ces hommes - à ces âmes aussi vivantes que mortes -, c'est le gris. La synthèse indécise du blanc et du noir. La couleur de l'absence de transcendance.